Reportage
L'Atelier du lendemain
Chaque automne, plusieurs classes participent à une expérience unique : après avoir assisté à un spectacle, les élèves se retrouvent – dans les jours suivants – sur les lieux de la représentation pour imaginer ensemble une façon de transmettre aux artistes les souvenirs et traces que leur a laissés leur création. Conçue avec un médiateur et une médiatrice, cette restitution instaure un dialogue rare avec les artistes. Récit d’un atelier du lendemain autour de la pièce Les Dimanches de Monsieur Dézert de Lionel Dray.
En ce dernier jour de novembre, les élèves de 1ère (spécialité théâtre) du Lycée Auguste Renoir d’Asnières-sur-Seine ont rendez-vous au Théâtre Silvia Monfort (Paris 15e) où ils ont vu, une semaine plus tôt, la pièce de Lionel Dray. Ils et elles sont accueillis dans une salle de répétition par Florence Chantriaux et Jean-Noël Bruguière, qui ont imaginé le principe des ateliers du lendemain et en assurent la médiation : « Nous allons convoquer ensemble des souvenirs et impressions que vous allez transmettre à Lionel Dray. Par le corps, la parole et différentes stratégies, il s’agit de lui faire comprendre comment le spectacle nous a traversés ». Le comédien sera là en fin d’après-midi, les élèves ont trois heures pour travailler sereinement.
La séance commence par quelques moments d’échauffement, des déplacements dirigés dans l’espace, qui obligent les élèves à s’organiser collectivement, interagir et s’adapter. Au terme de ces exercices, on rentre dans le vif du sujet : chacune et chacun va se replonger dans le spectacle et, dans son coin, essayer d’en retrouver une image puis l’incarner. « Prenez votre temps, quand vous avez l’image, laissez votre corps la prendre et tenez-là », indique Jean-Noël Bruguière. Ce travail personnel accompli, les élèves forment un grand cercle pour dévoiler leurs images respectives et reconstituer un souvenir collectif : l’une place les mains devant son visage, une autre se recroqueville au sol, un autre mime le soulèvement d’un objet, etc.
En deux groupes de six, les élèves vont maintenant se transmettre les images qu’ils ont gardées. Sans les expliquer, chacun montre son geste et si besoin corrige les cinq autres qui l’imitent. Ils et elles soignent les détails, les regards, les placements et parfois améliorent les images collectivement. Les deux médiateurs passent d’un groupe à l’autre pour affiner et conseiller : « C’est vous qui décidez et inventez, il faut assumer votre choix et être précis. C’est dans les nuances que l’on raconte quelque chose », souffle Florence Chantriaux. De son côté, Jean-Noël Bruguière insiste sur la respiration nécessaire entre chaque image, le rythme à trouver pour la bonne lisibilité des propositions. Les deux groupes se placent maintenant en ligne pour montrer leur travail, dans une première esquisse de représentation. On pousse un peu plus loin cette idée en travaillant un enchaînement : le premier groupe va s’instal- ler sur le plateau et quand il tiendra sa sixième et dernière image, le second entrera à son tour, tiendra lui aussi cette même image avant d’enchainer avec ses six gestes, tandis que les autres se retirent. D’exercices individuels, on est passé en quelques dizaines de minutes à une forme collective qui fonctionne déjà bien. « Dans son spectacle, Lionel Dray nous a donné quelque chose de fort et d’éner-gique, il faut lui rendre ça », demande Jean-Noël Bruguière.
Concentrés, chacun et chacune poursuit ainsi l’invention de différentes formes. Les suivantes passent notamment par des mots que le spectacle leur a inspirés : certains seront scandés, d’autres sont inscrits sur des feuilles et vont servir à l’élaboration de poèmes. « Il faut que ça vous amuse », encourage Florence Chantriaux tandis que tous recopient leurs brouillons et testent la lecture, en variant les rythmes et intonations. Les textes sont tantôt absurdes et drôles, tantôt plus personnels. En trois heures, le groupe A a ainsi créé une succession de formes aux frontières de la danse, de la poésie et du théâtre, et imaginé des transitions, un déroulé. Après un dernier filage, vient le moment clé de la présentation de leur travail à Lionel Dray. Cela prend la forme d’un spectacle mais c’est un peu plus que cela que les élèves lui adressent : plutôt la restitution des émotions, pensées et ressentis qu’a provoqué chez eux la pièce Les Dimanches de Monsieur Dézert. C’est ce que perçoit le comédien, qui relève d’abord la façon dont leurs propositions entrent en résonnance avec les intuitions qui l’ont guidé dans sa création, avant d’engager un dialogue sur la pièce et son processus de travail.
Atelier de pratique artistique
Cet automne, la comédienne Lou-Adriana Bouziouane, à l’affiche de la pièce Quartier de femmes mise en scène par Mohamed Bourouissa au T2G Théâtre de Gennevilliers, est intervenue auprès des élèves en deuxième année du BTS Négociation et digitalisation de la relation client du Lycée Émile Dubois (Paris 14e).
Jeudi 9 novembre au matin, Lou-Adriana Bouziouane retrouve pour la troisième et dernière fois cette semaine les élèves scindés en demi-groupes. Dans une salle en sous-sol du Carreau du Temple (Paris 3e), ils sont une quinzaine pour cette séance de trois heures, qui débute par un temps d’échauffement : pas tant une mise en condition physique qu’une façon de se rendre disponible. La comédienne les lance dans une série d’exercices qui travaillent la concentration, l’écoute et la cohésion du groupe, qu’elle leur fait refaire jusqu’à un résultat satisfaisant. Par exemple, il leur faut compter collectivement de 1 à 15, en donnant chacun son tour un chiffre mais sans parler en même temps. « Restez concentrés et le corps gainé. Quand vous vous trompez, recommencez sans vous relâcher », conseille Lou-Adriana Bouziouane qui leur demande s’ils respiraient pendant l’exercice. Les étudiants reconnaissent qu’ils étaient parfois en apnée. « On fait de l’apnée à plein de moments de la journée. Conscientisez ça et forcez-vous à respirer correctement. »
À l’issue de 30 minutes d’exercices, toutes et tous sont assis en cercle pour un temps d’échange particulier : lors du précédent atelier, la comédienne leur a demandé d’apporter aujourd’hui un « cadeau » – objet, image, récit, chanson. Chacun va se placer au centre du cercle pour présenter son choix. Le premier montre ainsi une photo de Lionel Messi sur son téléphone en expliquant : « C’est l’homme qui m’a fait aimer le foot. Il m’a fait vivre des moments que je n’oublierai jamais ». L’exercice oblige les étudiants à maîtriser une prise de parole en public. Sont ainsi présentés un doudou, une couverture ou un collier, souvent en lien à une histoire personnelle. Dévoilant un porte-clés lié à son grand-père, une élève est émue aux larmes : « Il fallait que ça sorte, c’est bien. Respire », encourage Lou-Adriana Bouziouane avec douceur. L’un des objectifs de l’exercice est précisément de gérer son émotion. Et le groupe fait preuve d’une écoute et d’une bienveillance remarquables.
Après une pause et un jeu pour se « redynamiser », les étudiants vont poursuivre un exercice entamé la séance précédente : le « mentir vrai ». Cela consiste en deux courts monologues, l’un commençant par « Je porte plainte contre » et l’autre par « Je me souviens ». L’un des deux sera vrai, l’autre faux. Il s’agit de travailler la construction d’un récit à l’oral, la contextualisation, la façon de raconter, le regard. C’est aussi un exercice d’écoute pour le public. Mais ce moment souvent ludique peut parfois toucher une corde sensible, comme pour cette étudiante qui le refuse dans un premier temps : « Je n’aime pas que les gens me regardent ». Suit un échange avec le groupe, des encouragements sincères et le « grand saut » pour la jeune femme, qui accepte de prendre la parole. « Il y aura un avant et un après », lui promet la comédienne.
Fin de séance, le groupe est assis en cercle pour un bilan de ces trois jours, d’où émerge – pour chacun – l’idée d’avoir pu dépasser ses limites, gérer son stress à l’oral, comprendre des choses sur soi et sur ses camarades : « J’ai vécu le truc à fond, ça m’a fait plaisir de vivre ça avec vous », confie un étudiant à ses camarades. De son côté, la comédienne souligne la bienveillance générale tandis que Cécile Bernard, professeure de droit et d’économie de la classe, témoigne avec émotion : « On a touché l’essence de ce à quoi je voulais vous initier : sortir de votre zone de confort, prendre des risques, gagner en assurance, aller vers soi. Cela a engagé la cohésion du groupe mais on est aussi allé vers l’intime, ce qui permet d’être plus ouvert aux autres. Au-delà du BTS, ce qui m’intéresse c’est la personne que vous allez devenir. »