Le corps à l'écoute — Entretien avec Clara Iannotta
Dix ans exactement après la première création de Clara Iannotta au Festival d’Automne, Intent on Resurrection — Spring or Some Such Thing, l’édition 2024 propose un Portrait de la compositrice d’origine romaine, à travers ses œuvres des dernières années. Après des études de flûte, d’écriture et de composition, à Rome, Milan, Paris et Boston, Clara Iannotta enseigne à l’Université de musique et des arts du spectacle de Vienne, et assure, de 2014 à 2024, la direction artistique du Festival de Bludenz, en Autriche. Pensionnaire de la Villa Médicis, lauréate du Prix Ernst von Siemens, membre de l’Académie des arts de Berlin, Clara Iannotta écrit une musique éminemment corporelle, indissociable de sa propre biographie. L’avènement, la transition et la décomposition de sons subtils et denses, sur des instruments préparés à l’occasion, oscillent entre d’autres catégories : le mouvement et l’immobile, la surface et la profondeur, l’évidence et la latence : l’image et son reflet marin.
Votre œuvre manifeste la plus grande attention au son et à ses qualités singulières. Comment le concevez-vous ? Quels types de rapports envisagez-vous entre le sonore et le musical ?
Je dois, pour vous répondre, évoquer mon enfance. Mon père était architecte. Au lieu de m’offrir des jouets, il m’apprenait à les construire. Quand l’un d’eux se cassait, il me montrait comment le réparer ou comment assembler les matériaux pour obtenir autre chose. Je devais comprendre ces matériaux et leur fonctionnement. Je me suis rendu compte que je copiais ce que j’avais vu ailleurs. Peu à peu, j’ai imaginé mes propres jouets, en me servant de tout ce qui se trouvait autour de moi. La fonction de l’objet importait moins que son potentiel, ce qu’il pouvait devenir. J’ai conservé cette approche quand je me suis mise à la musique. Le son était pour moi déconnecté de l’instrument et provenait d’une idée ou d’une image sonore. Aujourd’hui encore, comme professeure de composition, j’enseigne à mes élèves de ne pas partir de l’instrument. Pourquoi ? Parce que ses contraintes limitent l’imagination. Ce sont des contraintes idiomatiques – ce que l’instrument peut faire ou non –, mais aussi personnelles, et je n’en veux pas. J’essaye donc d’imaginer le son de manière totalement abstraite. Puis, quand je sais exactement ce que je veux, je prends en compte l’instrument. Et si l’instrument n’est pas suffisant, je me sers de tout ce qui me permet de représenter physiquement, sans compromis, l’image sonore que je me suis faite. Est-ce du son, de la musique ? Avec l’expérience, je peux imaginer des sons de plus en plus complexes, mais il m’est impossible, d’abord, de les décrire. Je joue alors avec des métaphores et rapproche le son du concept. Ce concept, une fois acquis, s’énonce en mots, lesquels me donnent des idées sonores que je n’aurais pas eues si j’étais partie du son. Le son, tel que je le regarde, et j’utilise ce verbe à dessein, c’est de la musique.
Les titres de vos œuvres empruntent à la poétesse irlandaise Dorothy Molloy…
J’ai découvert Dorothy Molloy en 2013, quand j’ai déménagé à Berlin. J’avais 29 ans et, après mes études à Paris, je me trouvais pour la première fois sans institution pour me protéger de possibles et nécessaires échecs, et j’ai commencé à avoir des crises de panique, avec une conscience aiguë de ma propre mort. Dès que j’ai peur, je me mets à lire la littérature sur l’objet de cette peur. J’ai donc lu plusieurs auteurs qui traitaient de leur mort. Mon compagnon connaissait Dorothy Molloy et m’a incitée à la lire. Dorothy Molloy est morte, en 2004, d’un cancer. Ses recueils portent presque exclusivement, avec ironie, avec cynisme, sur la décomposition de son corps. J’ai aussi remarqué que, quand je lisais ses poèmes, une image me venait toujours à l’esprit : une chambre dont l’air est plein de poussière. On n’y voit rien, pas même son corps. Mais dès qu’on commence à s’habituer à cet espace, à l’habiter, la poussière n’est plus un mur, mais apparaît faite de petits grains. En 2014, ma première pièce pour le Festival d’Automne, Intent on Resurrection – Spring or Some Such Thing, portait sur cette poussière. J’ai passé des années à écrire ma poussière. Je ne suis toujours pas prête à quitter les vers de Dorothy Molloy et continue de leur rendre hommage par ma musique et de les lire.
Qu’en est-il de la lumière et du visuel dans votre œuvre musicale ?
Pendant la première année de mes études, j’avais lu les leçons américaines de Luciano Berio, Un ricordo al futuro. Une phrase, étonnante, m’avait marquée, dans laquelle Berio dit qu’il faut regarder la musique et écouter le théâtre. Mais comment regarder la musique ? Quelques années plus tard, j’ai rencontré Mark Andre à Royaumont, et sa musique m’a ouvert les yeux. Je n’y avais d’abord entendu que du bruit blanc. Mais ses partitions m’indiquaient qu’il y avait beaucoup plus à écouter. C’est comme quand vous lisez un livre pendant des heures, puis vous levez la tête, vous ne voyez pas ce qui se trouve devant vous, avant que les yeux ne changent. Un autre événement m’a marquée : ma mère avait subi une intervention chirurgicale invasive, après laquelle elle avait lentement recommencé à parler. Mais elle restait difficile à comprendre, et nous ne voulions pas lui demander de se répéter sans cesse. Avec les seules oreilles, nous étions perdus. Ce qui a changé, c’est que l’expérience de l’écoute est devenue une expérience physique, faite avec tout notre corps. Nous devions la regarder. Je me suis demandé comment créer une musique à regarder pour que l’on soit en mesure de la comprendre. Ma musique est alors devenue petite, chuchotée, comme un monde énorme dont il conviendrait de se rapprocher.
Ces dernières années, cet aspect visuel, qui était assez conceptuel, est devenu plus réel. J’ai travaillé avec un light designer, réalisé des installations à la Villa Médicis ou collaboré avec Peter Tscherkassky, un vidéaste autrichien expérimental. Dans Outer Space, sa technique est merveilleuse, et fait appel à des changements rapides, presque des glitch, en noir et blanc. J’ai regardé ce film sans le son et me suis dit qu’il n’avait pas besoin de musique. Il est déjà, en soi, une expérience sonore : il y a du rythme, il y a une expérience musicale de la lumière. J’ai alors commencé à penser à la lumière comme à une articulation. Une musique pour les yeux, à un autre niveau sonique, induisant une autre perception. Je me sers depuis de ces éléments visuels.
Propos recueillis par Laurent Feneyrou, mars 2024