Entretien Lina Lapelytė

Ce Focus est composé de deux pièces : The Speech, conçue en solo, et Have a Good Day!, développée en collaboration avec Vaiva Grainytė et Rugilė Barzdžiukaitė. Que représente le Focus pour vous à ce stade de votre trajectoire artistique ?


Lina Lapelytė : Le Focus est une idée qui me met presque mal à l’aise – d’habitude, mon travail est un espace partagé. L’année 2024 marque le dixième anniversaire de la première de Have a Good Day! en France ; la pièce n’a encore jamais été montrée à Paris. La présentation de Sun & Sea, également une collaboration avec Rugilė Barzdžiukaitė et Vaiva Grainytė, au Festival d’Automne l’an dernier, ainsi que mes deux solo shows en France en 2022 (à Lafayette Anticipations, Paris et au Frac, Nantes) ont constitué une importante reconnaissance de mon travail ici.

 

Qu’est-ce qui a influencé ces différentes modalités de travail, en solo ou en collaboration ?


LL : Le fait de montrer Have a Good Day! et The Speech côte à côte permet de donner un cadre à toutes les pièces qui ont été créées entre ces deux pièces – soit seule, soit en collaboration. Have a Good Day! est la première création à grande échelle que nous avons menée en trio – Sun & Sea est notre seconde collaboration - et cette pièce a orienté notre pratique collective de façon spécifique : travailler avec des récits poétiques au sein d’une partition musicale, tout en développant une proposition visuelle marquante et conceptuelle. The Speech est la vision qui a pris forme lentement au cours des dernières années, absorbant et reflétant la société. La pièce propose d’explorer diverses voix qui ne sont pas souvent entendues, telles que celles d’enfants et d’animaux. Je prends plaisir à ce que le langage verbal ait disparu. Ce qui nous reste alors est l’imaginaire et une invitation à nous plonger dans le relationnel et les différentes formes de soin.

 

Ceci est important car votre travail semble également souligner des obstacles, tels que le capitalisme et le consumérisme, au développement de liens de soin.


LL : Le consumérisme est clairement mis en évidence à la fois dans Have a Good Day! et Sun & Sea : de la représentation de l’image des caissiers et caissières comme métaphore directe de la consommation, à la consommation des ressources planétaires alors qu’on est à la plage. Les caissières de Have a Good Day! deviennent en effet une métaphore pour le cycle de l’achat et de la vente, dont nous faisons toutes et tous partie. Les arias d’expériences vécues à titre individuel se transforment en chœurs – proposant ainsi une perspective partagée. Lorsque nous avons conçu Sun & Sea nous nous sommes rendues compte que c’est en fait le deuxième volet de Have a Good Day!  - un regard sur la catastrophe climatique du point de vue d’hommes épuisés, qui épuisent à leur tour la planète.

 

“Perdre le contrôle” peut parfois être une pratique de l’inconfort, ce que vos performances semblent mettre en question.


LL : Je pense beaucoup à la pratique de l’inconfort actuellement ! Cependant, alors que cette pratique est un choix, le malaise, en soi, ne l’est pas. Entourés de guerres dévastatrices en Ukraine et en Palestine, nous devrions continuer à mettre en question le prix de notre confort. À travers mon travail, j’invite le public à chercher ensemble la beauté, et à accepter des situations difficiles. J’essaie de le mettre à l’aise par des sons et des images qui peuvent sembler, au premier abord, inconfortables.

 

En effet, pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vos pièces créent leurs propres environnements tout en s’intégrant dans les contextes où elles ont lieu ?


LL : La “mise en scène” est un bon terme pour définir ce que je fais. Dans ma pratique, la musique est simplement un outil, je vois le travail comme gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale), par conséquent aucun des media employés n’est plus important que le prochain. L’architecture joue un rôle clé dans les pièces – je travaille soit in situ ou bien en essayant d’inventer un espace ; des objets viennent souvent définir ou constituer l’espace scénique. The Speech est montrée à la Bourse du Commerce, un édifice remarquable et très dynamique. La pièce revêt un aspect presque sculptural ; c’était très important de travailler dans le lieu où les moments in situ pourraient prendre toute leur ampleur.

 

Avec The Speech, vous mettez en scène une performance avec plus d’une centaine d’enfants et d’adolescents. De quelle manière cette collaboration influe-t-elle sur votre processus ? Les interprètes contribueront-ils et elles au développement de la pièce ?


LL : Et bien, The Speech est un travail qui prend pour source même le processus. Je dois apprendre des interprètes ; nous devons essayer, tester les limites, trouver de la joie en le faisant. Travailler avec des enfants est une tâche qui s’accompagne de grandes responsabilités ; nous laissons une empreinte sur leur mémoire (ils et elles en laissent une sur la nôtre également). Je m’intéresse aussi aux liens que différents groupes d’âge sont à même de forger entre eux. Cependant, bien que la pièce s’appelle The Speech, elle suggère en fait l’échec de la parole. En rapport avec l’actuelle situation géopolitique, j’estime que le langage est employé comme outil de manipulation, par conséquent le refus de l’employer devient une proposition pour de nouvelles perspectives.

 

La collaboration avec des enfants convoque aussi des notions de jeu et d’imprévu. Comment intégrez-vous l’improvisation dans votre travail ?


LL : L’improvisation est un élément clé de mon travail, mais parfois j’oublie que cela prend des années de pratique pour devenir improvisateur ou improvisatrice. J’emploie l’improvisation comme moyen pour encourager le jeu et la liberté. Néanmoins, l’imprévu est calculé au sein du cadre conceptuel ; il doit avoir une raison d’être. Laisser aller les choses et être ouverte à l’interdépendance – lâcher prise, encore une fois – voici les éléments essentiels que j’ai appris en improvisant.

 

D’une certaine manière, ceci nous permet de revenir à l’idée de “beauté” que vous avez décrite plus tôt, en lien avec le lâcher prise.  


LL : En effet. La profondeur des situations et des matériaux, l’invisible, souvent des propositions audibles, l’immobilité de l’image et un appel à l’être-ensemble, c’est ainsi que je vois la beauté. Je pense qu’il existe plus de beauté que celle à laquelle nous sommes ouverts et ouvertes, ainsi je m’intéresse à créer un espace où ceux et celles qui sont tus, cachés, ou invisibles peuvent résonner.

 


 
Propos recueillis par Madeleine Planeix-Crocker, mars 2024