L'avenir dure longtemps

Qu’est-ce que le Festival d’Automne a représenté pour vous et pour votre musique ?


George Benjamin : Ma dette est considérable. En 2004, Joséphine Markovits me contacta pour me proposer un large aperçu de mon travail deux ans plus tard, mais à une condition : la création de ma toute première œuvre scénique. Grâce à sa persévérance, son ingéniosité, son dévouement et son charme, outre la réputation légendaire de l’institution qu’elle dirigeait, Joséphine réussit à atteindre son objectif, et Into the Little Hill vit le jour à l’Opéra de Paris.
Heiner Goebbels : C’est un immense privilège de pouvoir présenter depuis trois décennies mon travail dans l’un des plus importants festivals européens. J’ai profondément admiré les conversations pleines d’humour et parfois de controverses, mais toujours franches et inspirantes. Je lui pardonne même de n’avoir pas aimé deux de mes meilleures œuvres : Hashirigaki et Stifters Dinge !Jérôme Combier : Le Festival d’Automne, c’est littéralement mon entrée, en 2004, dans le monde professionnel de la création. Probablement sur les conseils de Gérard Pesson, Joséphine Markovits me commanda une partition de musique de chambre. Quelques mois plus tard, j’apprenais que j’allais passer un an et demi à la Villa Médicis. Cela faisait suite à des mois de vache maigre. Je n’étais toutefois pas malheureux. « L’avenir dure longtemps » dit-on, mais soudain, tout semblait basculer dans une histoire merveilleuse. Bien plus tard, après avoir épluché les archives du Festival, je m’aperçus de l’incroyable lignée dans laquelle je prenais place. Le Festival d’Automne, ce fut aussi d’immenses spectacles, qui m’ont définitivement convaincu d’élargir ma pratique à la question de l’espace scénique, de l’objet multimédia.

 

Y a-t-il une anecdote qui a marqué votre expérience au Festival ?


HG : L’une de mes expériences les plus émouvantes remonte au tout premier concert qui m’était consacré, en 1992. Le programme comprenait la création française de La Jalousie, qui se base sur la structure et certains textes du roman éponyme d’Alain Robbe-Grillet. Bien entendu, comme souvent dans mes jeunes années agitées, je n’avais demandé d’autorisation ni à l’auteur ni à l’éditeur. Le concert fut un succès et, aussitôt après, un homme âgé d’apparence sympathique, à la barbe épaisse et à l’écharpe rouge profond, s’approcha de moi. Je chuchotai à l’oreille de Joséphine : « Qui est ce type ? » Elle me répondit discrètement : « Alain Robbe-Grillet. » Je pâlis, inquiet de ses griefs. Mais il avait aimé la pièce, me prit dans ses bras, et ce fut le début d’une longue et chaleureuse relation, voire d’une amitié, jusqu’à sa mort en 2008. Ma pièce de théâtre musical La Reprise, en 1996, d’après Kierkegaard, Robbe-Grillet et Prince, lui inspira, m’a-t-il dit, son tout dernier roman, qui porte le même titre.JC : Je retiendrais deux images : celle de mon fils, âgé d’à peine quelques mois, que je posais, totalement endormi, sur une simple couverture et sur le coin de ma table de composition alors que j’écrivais Estran – la pièce est dédiée à « Jules endormi »… Et celle d’un retour en taxi, avec Joséphine et Salvatore Sciarrino, qui s’étonna avec bienveillance et ravissement du titre que j’avais donné à la pièce que j’étais alors en train d’écrire : Essere pietra.

 

Comment percevez-vous la portée de la musique dans la société et le rôle qu’y ont les compositeurs ?


HG : Les artistes, les chorégraphes et les compositeurs (et les directeurs de théâtre d’ailleurs) devraient plutôt travailler comme de bons architectes : construire des espaces où l’imagination et les expériences de chacun des membres du public peuvent prendre place. Leur rôle n’est absolument pas de nous montrer la quantité de leurs idées, ni d’utiliser l’art comme un outil pour délivrer des messages. Il y a assez de médias pour nous dire ce que nous devons penser.
JC : Entre mon désir de musique et la réalité sociétale où celui-ci s’exprime et tente d’exister, je crois bien qu’il y a quelques obstacles et contrariétés. J’accorde à la musique la possibilité de s’exprimer en pensée, certes loin du langage, loin des concepts, mais la musique, par la construction de formes, par l’élaboration de sonorités, de contrepoints, d’accords improbables, est une forme de pensée qui interroge (comment ?) le monde qui nous entoure, mais aussi le compositeur lui-même, l’interprète, l’auditeur. Il en va de même pour la poésie. « À quoi bon des poètes par temps de détresse ? », écrivait Hölderlin, pensait Heidegger et reprenait Christian Prigent. La poésie ne cesse de mourir (qui peut citer le nom d’un poète de moins de 50 ans ?), et la musique aussi peut-être, mais elles existent bel et bien à travers le monde et ne cesseront d’exister. Ce qui change et changera probablement, ce sont les modalités de leur existence. Les compositeurs le savent et ne cessent d’imaginer de nouvelles formes.GB : Je pense que nous devrions être reconnaissants de la qualité des orchestres, des opéras et des ensembles spécialisés, ainsi que du réseau de salles de concert, de festivals, de conservatoires et de producteurs de radio. Pourtant, la portée de la musique au sens large, à de rares exceptions, paraît si limitée, et sa place dans l’éducation, si restreinte. Je souhaiterais que davantage de vies soient enrichies et transformées au contact de cette forme d’art incandescente. Quant au rôle des compositeurs : créer du beau et du nouveau, tout simplement.

 

Dans une société qui tend au succès, comment voyez-vous l’importance de l’expérimentation en musique, compte tenu du risque qui lui est inhérent et de son potentiel d’échec ?


GB : Chaque œuvre devrait être une aventure – sur le plan aussi bien de l’artisanat que de l’expression – pour son créateur, mais je crois qu’un compositeur devrait offrir une œuvre achevée aux interprètes et au public, et non une expérience. Le succès ? Lisez les lettres de Mozart à son père pour constater que certaines choses n’ont pas beaucoup changé.HG : Un échec, ce serait de me répéter moi-même, de répondre aux attentes ou d’ignorer la complexité des médias employés, ainsi que les connaissances et le goût de mon équipe créatrice. Un échec, ce serait de ne pas être surpris moi-même par le résultat de ce travail. Un échec, ce pourrait aussi être de composer trop de musique. Il y en a déjà bien assez.

 

 

Cet entretien a été imaginé avec la complicité de Joséphine Markovits, directrice artistique du programme Musique du Festival d’Automne de l’édition 2024. Clara Iannotta a mené, aux côtés de Laurent Feneyrou, une série d’entretiens avec George Benjamin, Jérôme Combier et Heiner Goebbels en mars 2024. Translation by Jonathan Waite.