Eric Rohmer
Catherine de Heilbronn
Catherine de Heilbronn
de Heinrich von Kleist
Adaptation et mise en scène : Eric Rohmer
Décor : Yannis Kokkos
Costumes : Yannis Kokkos et Nicole Géraud
L'oeuvre théatrale de Kleist est d'une étonnante diversité. Au cours de sa trop brève carrière (il se donnna la mort en 1811, à l'âge de 34 ans), l'auteur du Prince de de Hombourg aborda non seulement tous les genres, mais apporta, dans chacune de ses pièces, des conceptions dramaturgiques si variées et si hardies que seules deux d'entre elles furent louées de son vivant : La Cruche Cassée (1809) grâce à Goethe, Weimar et Catherine de Heilbronn (1810) à Vienne. Kleist lui-même intitule cette dernière, dont l'action se situe dans un moyen-âge de légende : un drame du genre romantique. Romantique Catherine de Heilbronn l'est à coup sûr par sa forme, libre entre toutes, irrespectueuse de toutes les unités de lieu et de temps, étalant une succession de tableaux colorés et violents où, contrairement aux autres pièces de l'auteur, toutes en paroles, l'action physique et le grand spectacle ont une large place : orage, incendie, duels, batailles, poursuites etc...
Mais le romantisme ici, c'est plutôt l'intervention du surnaturel dans la marche des événements. La clef de l'intrigue nous sera fournie par un songe. C'est le rêve qui est vrai et la réalité vision. Et cela, si l'on peut dire, le plus naturellement du monde. La petite Catherine n'est pas un phénomène, un cas comme l'Ursule Mirouet de Balzac. Aucune justification psycho ou parapsychologique n'est nécessaire. La transmission de pensée y est donnée comme la voie royale, mais normale, de l'amour. Conte de fées peut-être (inspiré d'une ballade écossaise) mais où les personnages vivent d'une vie intense, qu'ils doivent, comme tous les êtres kleistiens, à leur foncière dualité. Double est le comte Wetter de Strahl, ancêtre des Stavroguine et des Dr Jekyll, déchiré entre deux aspirations, l'une vers la femme qui est tout artifice, l'autre vers celle qui est toute nature, faisant preuve tantôt d'une âme de fer, tantôt d'une fragilité presque féminine, raffiné dans ses cruautés, mais exquis dans ses prévenances, frisant l'odieux, puis tout à coup déconcertant par sa candeur. Double est, par définition même Cunégonde, la méchante dont il importe de ne pas trop tôt dévoiler l'artifice pour que le spectateur, comme le comte de Strahl s'y laisse prendre. Que la monstruosité recèle chez elle l'aspect le plus indubitablement physique est dans la logique d'une histoire où pensée et matière permutent à l'envi leurs fonctions. Catherine, enfin, cet être sans détour, sans compromission absolument entier, est double aussi, à sa manière. Non par la duplicité du caractère, mais du fait de sa double appartenance au monde sensible et au suprasensible.
Elle est tantôt toute humilité, toute soumission, toute abnégation. Tantôt, au contraire, devant les juges, forte de sa vérité elle se redresse et, sans hausser la voix, cingle le tribunal du mordant de l'évidence. Ou bien encore dormeuse éveillée au pied du rempart, entrée dans un état second, qui est en fait sa nature première et authentique, elle se prend soudain à manier le rire, l'ironie, l'insolence. Le théâtre universel a rarement fourni d'aussi belle, riche, fascinante figure d'amoureuse. L'amour que peint Kleist n'est pas l' amour-passion des classiques ou du "Sturm und Drang" celui qui aveugle, mais celui qui rend lucide. Il est la clef de toute science et de toute vie. Cette idée, romantique entre toutes, trouve dans le personnage de Catherine sa plus séduisante incarnation. Un tel théâtre n'a rien d'intellectuel : nous sommes subjugués, envoûtés, il faut nous laisser faire, rien ne sert de résister. Le temps de la réflexion, de la distance, ne vient qu'après le spectacle. Si Kleist use, ici comme ailleurs, d'effets violents de surprise, s'il ménage tout au long d'une oeuvre riche en péripéties un suspens tout «hitchcockien», c'est qu'il opte pour un théâtre fondé sur l'illusion, sur l'identification du spectateur avec le personnage. Ce théâtre, les modes récentes nous l'ont fait dédaigner et nous avions un peu trop vite confié au cinéma le soin de le relayer. Raison de plus pour le redécouvrir, le débarrasser de sa tradition poussiéreuse, de ses toiles peintes de ses oripeaux, de mobiliser à son service toutes les ressources que la scénographie moderne et les techniques audio-visuelles mettent à notre disposition.
Eric Rohmer