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En famille

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Programme 2023

Trajal Harrell © Orpheas Emirzas

Portrait Trajal Harrell

De New York, où il étudia à la Trisha Brown School, à la France, où Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church fera l’effet d’une déflagration de plaisir, Trajal Harrell n’a cessé de tirer un fil entre continents et pratiques artistiques. Post-modern dance, butô, voguing, rien ne lui résiste dans un brassage permanent de références savantes et pop. Ce Portrait propose pour la première fois un arrêt sur image de l’œuvre de Trajal Harrell entre pièces de groupe, performance, créations et reprises.

 

Qu’est-ce que ce Portrait représente pour vous ?

Beaucoup de choses. Après les États-Unis, la France est le pays qui, le premier, a soutenu mon travail. Au Festival d’Automne, Marie Collin hier, Francesca Corona aujourd’hui ont accompagné mon parcours, n’hésitant pas à me donner des retours sur mes créations. Cela compte à mes yeux. À cause de la pandémie, certaines de mes pièces n’ont pas été montrées à Paris. J’ai l’impression qu’il manquait quelque chose entre Dancer of the Year (2019) et The Köln Concert (2022). Rattraper ce temps m’importe. Je ne rentre pas « à la maison », je dirais plutôt que je reprends le dialogue avec le public du Festival d’Automne. La crise sanitaire a stoppé tellement de rendez-vous.

 

Voyez-vous vos créations comme un répertoire en évolution ?

Certainement, dans la mesure où les pièces sont connectées à des époques, des recherches. Je ne peux pas toujours prédire où cela va me mener. Il y a parfois un seul aspect des recherches que je veux montrer. Il y a définitivement une trajectoire de recherche qui se déplie. Ainsi, cela fait dix ans que je m’intéresse au butô, après le voguing et la post-modern dance. Cette phase « Hijikata » m’occupe depuis 2013. Je me donne encore deux années pour « couvrir » cette période esthétique. Je fais des voyages sur place, au Japon, j’y consulte les archives de Tatsumi Hijikata ou de Kazuo Ôno. D’une certaine façon, la série de pièces Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church m’avait offert une visibilité. Ce Portrait, dont la plupart des pièces sont liées à cette période Hijikata, m’en offre une autre. J’arrive à la fin d’une période. 

 

De quelles façons vos années de formation, de la Trisha Brown School (TBS) au City College de San Francisco ont influencé votre création ?
Bonne question ! Paradoxalement, à mes débuts à la TBS, il y avait un esprit de recherche basé sur des techniques du corps telles que la « Release Technique » ou la « Susan Klein Technique ». Je n’étais pas vraiment là-dedans, dans cette école de pensée. J’ai trouvé autre chose qui était cette relation possible entre le Voguing et les débuts de post-modern dance.

J’étais aussi au courant de ce qui se passait en Europe et de cette danse conceptuelle.

Ce que l’on voit dans mon travail, c’est le partage de ce style de mouvements que j’ai expérimenté sur mon propre corps et celui que j’ai expérimenté avec les danseurs. 

Créer ma propre technique n’est pas ce qui m’intéresse, comme Trisha Brown ou Merce Cunningham ont pu le faire, ce n’est pas moi. Je suis dans le partage, mais autrement. Il y avait un vrai sens de l’échange de ces expériences du corps, dans ces années-là, à New York à travers des workshops, des discussions. D’une certaine façon, tout ceci se retrouve dans mon approche. Cela m’a pris du temps de comprendre comme partager avec d’autres mes découvertes liées au corps. Comme ne pas mimer, comment devenir soi. Il y a eu un grande « séparation » entre les mouvements que je créais pour moi et les chorégraphies que je créais pour les danseurs. Je créais des solos et je ne partageais pas mon langage physique. Il m’a fallu trouver un moyen ne pas diminuer le pouvoir des interprètes, mais plutôt de faire de leur individualité une force.

La danse contemporaine est devenue un champ d’exploration et de croisements ?

On ne sait pas ce que sont les contours de la danse contemporaine, c’est pourquoi l’histoire du passé est si important comme terrain d’études. Je me rapproche du futur en étudiant ce qui s’est déroulé avant.

 

Vous voyez vous comme un archiviste du mouvement ?

Mon travail est basé sur la recherche. Mais je ne fais pas de recherches d’une manière traditionnelle. Je ne vais pas aller trouver une danse pour la reproduire telle quelle sur scène. Il s’agit d’outils « inspirants ». Lorsque vous créez une compagnie, que vous pénétrez un axe institutionnel, que l’on vous demande un « Portait », vous devenez le porteur d’un héritage. Les gens dans les musées ont commencé à me demander de quelle façon ils pouvaient « collectionner » mon travail, comment le garder, le préserver. Il faut négocier avec ces questions. Toutes les créations ne sont pas concernées, mais comment préserver une pièce ? Il y a une organisation dans votre travail sur laquelle vous devez travailler. Même si je ne suis pas dans un système de classement, je suis conscient que je dois aller de l’avant, passer à une autre période après la période Hijikata actuelle, comme auparavant la période Twenty Looks. Il y a quelque chose de triste à délaisser ces « rituels » comme celui consistant à me rendre chaque année au Japon, mais je dois avancer. D’une certaine façon, je suis déjà passé à autre chose. 

 

Vous fusionnez culture underground et culture savante dans votre approche.

Le voguing, duquel j’ai beaucoup appris, n’est plus aussi underground à partir du moment où il est visible dans des séries TV et que shows sont organisés dans toutes les capitales européennes. Et a contrario, la post-modern dance reste peu connue au-delà d’un certain cercle. En définitive, je crois pouvoir dire que je m’intéresse à l’histoire qui n’a pas été écrite. À partir de cela, vous découvrez ce qui n’est pas visible, qui est resté souterrain. Mais cela ne veut pas dire que j’ai un système consistant à fusionner ces cultures. L’histoire du mouvement notamment lié au corps des femmes fait que cela a pu survivre comme une histoire non-écrite. Je ne fais pas de classement en fonction de l’intérêt que je peux porter à un courant, j’avance.

 

Vous avez été l’un des premiers chorégraphes à vous être intéressé au voguing, qui est présent désormais dans de nombreuses créations

Pourquoi la ball culture est si forte encore de nos jours ? C’est parce que ce qui compte vraiment pour celleux qui la font vivre c’est l’esprit de la House (la « Maison »), les concours. Tu peux les inviter dans un spectacle, ils viendront mais ce n’est pas l’essentiel pour eux. J’ai commencé à fréquenter la ball culture du côté de Harlem à la fin des années 1990. Maintenant il y a des ballrooms un peu partout, l’environnement a changé. Mais les Houses restent ces endroits inclusifs où l’on ne refuse personne. Durant dix ans, je n’ai parlé à personne dans ce milieu, j’observais. Je savais que je ne voulais pas reproduire le voguing, je respectais trop l’esprit des lieux. Surtout, je n’ai jamais eu le sentiment sur place que je n’étais pas le bienvenu. 

 

En quoi le Schauspielhaus Zurich Dance Ensemble que vous dirigez depuis 2019 a changé votre manière de créer ?

Cela ne m’a pas changé en tant qu’artiste et pourtant cela modifie beaucoup de choses. Construire ainsi une compagnie apporte une stabilité du savoir. Ce n’est pas seulement un relatif confort, c’est plus de possibilité pour penser, une confiance nouvelle. Avoir une quinzaine d’interprètes sur scène, être capable de me lancer dans une trilogie, cela ne peut être envisager qu’avec une « maison » à vos côtés. Être dans une telle institution, la Schauspielhaus Zurich, est une situation complétement différente. Danser onze représentations de The Romeo sur place me donne toute latitude de creuser, d’aller au fond des choses. Mais il y a également plus de responsabilités, je dois trouver le juste équilibre. Au final, pour revenir à votre question, je reste fidèle à ma méthode créative. Et j’entends prendre toujours autant de risques, jamais moins. Tu dois nourrir l’institution sans qu’elle ne te mange. C’est réconfortant, quoique pas si facile. Je ne le ferais pas toute ma vie ceci dit, j’aime mon indépendance.

 

Certains de vos récents spectacles sont traversés par la mort

Cela a commencé à partir de mes recherches sur le butô je pense. On la surnomme « la danse des ténèbres ». Déjà jeune, dans le Sud desÉEtats-Unis, j’ai été confronté à des rituels de mort. Mais le butô va me donner plus, un champ d’exploration. La mort est toujours présente dans nos vies, même si l’on ne veut pas la voir. Quelque chose que l’on doit porter, ou laisser les autres porter. J’essaye de créer un espace dans mon travail pour encourager les spectateurs à vivre avec. Après tout, c’est déjà ce que faisait la tragédie grecque. Il faut vivre sur ce précipice entre la vie et la mort non ? Après, il y a différentes façons de l’aborder… On veut dans l’art donner de l’espoir. Mais faut-il pour autant cacher le désespoir, le pathétique, la vieillesse ? Cela fait partie de la vie et donc de la scène. En Inde, on ne cache rien, on voit tout. Dans notre culture occidentale, la tendance est plutôt à occulter, à planquer. On peut porter la peine pour en faire une célébration. Enfant à l’église, j’ai vu les gens pleurer de joie et de tristesse.

 

Vous avez affirmé que vous dansiez avec un esprit butô. Qu’est-ce à dire ?

Ce n’est pas une prescription ou une catégorie. Ce serait plutôt une mentalité. La plupart des danseurs veulent utiliser leur force, je veux utiliser pour ma part mes faiblesses, ma fragilité. Il est important, dans une société comme la nôtre, si productiviste, de montrer autre chose.

 

(M)imosa fait également partie de ce Portrait.

Nous étions si jeunes en 2011 à sa création, Cecilia Bengolea, Marlene Monteiro Freitas, François Chaignaud et moi. C’est comme une famille qui se reforme, se retrouve. Même si avec le temps, nous ne nous sommes plus vus, qu’il y a pu avoir des conflits. Il y a une blague entre nous quatre qui consiste à imaginer une version de (M)imosa avec des chaises roulantes. Plus sérieusement, (M)imosa est lié à une époque, et cela vous ne pouvez pas le reproduire. (M)imosa c’est quatre interprètes, quatre auteurs. Notre complexité c’est ce qui faisait la pièce à sa création. 

 

Ressentez-vous toujours du plaisir à être sur le plateau ? Ou est-ce que ce sentiment à évoluer ?

Créer un projet c’est trouver un lien avec le public. Quelque-soit le sujet. Cette rencontre avec les spectateurs est primordiale. Il y a cet instant, si particulier, où ils entrent dans la salle et j’aime être sur scène pour y assister, le vivre pleinement. Au moment de la pandémie, c’est tout cela que nous avons perdu, ce lien, ce contact. Le théâtre était sur le point de nous échapper, on aller le perdre et ce lien avec. Car après tout ce qui s’y passe est simple : on partage durant un moment la même imaginative page. Et lorsque cela fonctionne, je veux dire entre le public et les interprètes, c’est magique.

 

Danseur et chorégraphe alors ?

Je savais que je serai un chorégraphe qui danse. Même si depuis un moment, j’ai l’impression de vivre sur les routes, loin de ma famille, de mon partenaire. Parfois, je me dis que je voudrais un second acte, une autre vie. Je sais que le jour où j’arrêterai la danse, j’arrêterai également la chorégraphie.

 

Que recherchez-vous chez une, chez un interprète 

Lorsque j’étudias à la Trisha Brown School, je remarquais que les élèves aimaient l’humilité de la danse. Cela me rendait fou. Pour moi, tu dois être vu sur une scène. Ma danse n’est pas faite pour se cacher, au contraire. 

 

L’esprit de communauté définit-il votre approche 

Sans doute, bien que nous soyons différents les uns des autres, mes interprètes et moi. Une grande partie de ma création a grandi avant qu’il y ait un langage pour la qualifier. On ne parlait pas tant que cela alors de fluidité, de non-binarité. Mais nous avons toujours pris soin des uns des autres. 

 

Propos recueillis par Philippe Noisette, avril 2023

 

Avec le soutien de l’Ambassade des États-Unis d’Amérique en France.
Le Portrait Trajal Harrell est présenté avec le soutien de Dance Reflections by Van Cleef & Arpels.
France Culture est partenaire du Portrait Trajal Harrell.